ÉPILOGUE
La marée de radiations déposa Notre Mère et Turquoise, toujours enlacées, sur une grève d’espace nu. Quelques rares points de lumière trouaient le firmament. Une galaxie spirale luisait dans le lointain comme un anneau d’or écrasé. Le froid était quasi absolu.
Les plaies de la Ville albinos saignaient. Turquoise l’avait protégée de sa masse autant qu’elle l’avait pu, mais des sutures s’étaient déchirées lorsque les courants d’énergie les avaient ballottés en tous sens. Des grappes de filaments à demi arrachés flottaient tout autour d’elle comme une chevelure en désordre ; de profondes crevasses aux bords noircis traversaient les dômes situés à sa périphérie. La douleur l’avait brûlée jusqu’au cœur, là où les blessures ne cicatrisent jamais vraiment.
Elle avait survécu. D’autres n’avaient pas eu cette chance.
Le souffle de la supernova avait calciné Noone, même si son bouclier durci par les siècles avait longtemps résisté. Au milieu des tourbillons d’énergie qui l’enveloppaient, Notre Mère avait senti mourir l’ancêtre. Durant l’instant figé de l’explosion, alors que l’univers confiné se dépliait. Turquoise et elle avaient reçu cette mort comme un dernier cadeau. Elle avait recueilli tout un héritage de connaissances et de stratégies qui lui donnait le vertige, mais dont elle ne savait que faire.
L’espace autour d’elle était vide ; le Ban avait disparu. Le chant de l’univers qui avait bercé sa vie semblait s’être définitivement tu. Sous l’effet du choc anaphylactique, la Ville se sentit sombrer dans le néant comme dans un océan de neige.
J’ai si froid, se plaignit Marine en écho à ses propres pensées.
Et, pour la première fois, elle ne trouva rien à lui répondre.
À l’intérieur des replis lacérés de Turquoise, des corps gisaient, éparpillés par l’onde de choc. Certains respiraient encore, d’autres semblaient définitivement brisés. Des éclats d’os saillaient de leurs corps exsangues. La Ville ne pouvait plus rien pour eux. Le peu de forces qui lui restait était tout juste suffisant pour se lamenter sur ses propres blessures et maudire son impuissance.
Lorsqu’elle sentit des pas remonter le long de ses couloirs, elle ressentit un dépit irrationnel et injuste. Tecamac avait survécu. De tous ceux qui l’habitaient à l’instant de l’explosion, il avait fallu que ce soit le Mécaniste qui se réveille le premier.
— Ne me demande rien, émit-elle brièvement avant de tendre avec angoisse son Beffroi vers le silence du vide.
Là où avait rayonné le Ban, il ne restait plus rien. Le ciel noir semblait animé d’un lent mouvement de fuite et la vague d’ondes gravifiques qui s’éloignait ne provoquait aucun écho perceptible. Les frontières stellaires n’existaient plus, la cage qui les avait si longtemps emprisonnées s’était ouverte sous l’effet du confinement de l’explosion, comme Noone l’avait imaginé. La singularité originelle avait été recréée et maintenue juste assez longtemps pour que se produise le dépliement de l’univers. Les mirages dus à la géométrie perverse de leur ancienne geôle avaient disparu et l’horizon était désormais sans limites dans toutes les directions. Nous sommes de retour chez nous, songea-t-elle amèrement. Mais j’avais oublié à quel point c’était grand.
Un rythme, maladroit et lourd, résonnait dans son esprit comme une pensée importune. Tecamac essayait d’attirer son attention en heurtant ses parois du poing. Elle lui ouvrit un passage, trop lasse pour discuter, et le laissa rejoindre ses congénères. Elle aussi aurait aimé se fondre dans la chaleur d’un troupeau au moment d’affronter sa propre fin.
Pour la première fois, elle comprit qu’elle pouvait réellement mourir – alors qu’elle avait chevauché l’onde de choc d’une supernova confinée et survécu au dépliement d’un univers. Mourir comme était mort le Charon, dans une dernière flambée de colère sénile, parmi les cendres de sa propre existence.
— Érythrée ? dit Tecamac. Tachine ?
Le Mécaniste se frayait un passage dans l’obscurité en tâtonnant. Il percevait l’épuisement de son armure, il la savait trop occupée à se régénérer pour solliciter son assistance. À l’instant du choc, il avait senti disparaître Chetelpec. Une mort en éclats, relayée par les vrillons de conscience qui unissaient leurs deux armures. Aucun message, aucun adieu. Juste le souvenir d’un effacement brutal et définitif.
Un gémissement à peine audible monta de sa droite. Les bras tendus en aveugle, privé de la vision infrarouge qui lui aurait permis de se repérer, le Mécaniste buta contre un amoncellement de corps et s’immobilisa.
Le carbex reflua de ses paumes et libéra ses doigts. Il posa un genou au sol et, conscient de ce que son geste pouvait avoir de choquant, il toucha l’Organique le plus proche aussi délicatement qu’il le put.
La chair étrangère réagit sous ses mains. Il palpa le corps recroquevillé – une femme nue, dont l’épaule droite semblait en miettes mais qui respirait doucement –, sentant les excroissances contrôlées par l’embiote devenir plus chaudes à son contact. Ses mains se retirèrent d’instinct. Il les contraignit à reprendre leurs tâtonnements sur les corps qui l’entouraient. Des traces de vomissure saturaient l’air, mêlées à l’odeur fade du sang.
— Que dois-je faire ? demanda-t-il à haute voix.
Rien, les embiotes de ceux qui ont survécu les répareront. Pour les autres…
L’éon de Tecamac était toujours aussi opaque, mais il avait trop à faire avec les malfonctions de l’armure pour protéger les émotions du Mécaniste. Turquoise lut le désarroi du jeune homme et décida qu’il ne méritait pas d’essuyer l’ironie d’une Ville aussi effrayée que lui.
Trois artefactrices sont mortes. Deux dans cette alcôve et une dans celle d’à côté. Tu pourrais les transporter jusqu’à… disons jusqu’à un endroit où je m’occuperai d’elles.
Inutile de lui dire comment la Ville recyclerait les dépouilles dans ses organes.
— J’aurais besoin d’un peu de lumière.
Les vésicules photoluminescentes des parois libérèrent un peu de leur rayonnement. Le premier réflexe de Tecamac fut d’examiner les corps enchevêtrés. Il cherchait Érythrée.
Elle est à côté, avec Tachine. Elles sont encore inconscientes.
Pour le Mécaniste, cela signifiait qu’elles se portaient bien. Il entreprit de poser les doigts sur la carotide de chaque Organique gisant dans l’alcôve.
Érythrée va bien, lui confirma une pensée enfantine, mais une partie de la structure osseuse de l’alcôve s’est effondrée sur Tachine. Elle saigne beaucoup. Turquoise a beau dire que Tachine s’en remettra rapidement, tu dois pouvoir accélérer sa guérison en lui enlevant ce qu’elle a dans la poitrine. Les morts attendront.
Tecamac venait de détecter un cadavre et l’avait pris dans ses bras.
— Turquoise ?
À défaut de lui faire du bien, cela ne lui fera pas de mal.
Tecamac reposa délicatement le corps sans vie.
Tecamac ?
Il se redressa, se demandant pourquoi la Ville avait cette fois choisi de l’interpeller au lieu de dire ce qu’elle avait à dire.
— Oui ?
Rien. J’ai seulement un peu de mal à te comprendre.
Le Mécaniste ne fit aucune remarque. Il était déjà en train de traverser le boyau séparant les deux alcôves.
Non, tout compte fait, je crois que je ne te comprends absolument pas. Notre Mère m’expliquera.
Tachine gisait sur le dos, dans une dépression du sol que la Ville rendit luminescente à l’approche de Tecamac. Une draperie déchiquetée recouvrait son visage d’une pâleur de craie. Une de ses jambes était bizarrement tordue mais le plus horrible était l’aspect de sa poitrine. Une pointe d’os sanguinolente émergeait de son sein droit dont le mamelon à demi arraché pendait sur le côté. Une mousse rosâtre se formait au niveau de la blessure à chaque respiration.
— L’os a perforé le poumon. Si je le retire, l’hémorragie va redoubler. Je risque de la tuer.
— Tu risques surtout de la réveiller et de goûter à ses humeurs matinales !
Tecamac sursauta. Il n’était pas habitué à ce que l’armure ne l’informât pas de tout mouvement autour de lui. Seule la cavité où gisait Tachine était éclairée, il avait bien entrevu d’autres formes allongées à ses côtés, mais pas qu’Érythrée était l’une d’elles, ni qu’elle avait repris conscience. Il se sentit à la fois tellement heureux et tellement stupide qu’il demeura figé, incapable de parler.
Tu parleras tout à l’heure. Maintenant, arrache cette cochonnerie d’os.
Sur sa pupille droite s’affichèrent un graphe tout en sinusoïdales puis un nom : Marine. Tecamac reprenait du service.
Le Mécaniste s’agenouilla au-dessus de Tachine et, d’une main, serra l’éclat, tandis que l’autre se plaquait autour de la plaie. Il tira d’un coup sec. L’os vint sans résistance. Le poumon se vida dans un sifflement obscène et un jet de sang l’aspergea depuis le poignet jusqu’à l’épaule. Il jeta l’éclat derrière lui et, des deux mains, tenta de comprimer la blessure. Le sang s’obstina à couler entre ses doigts, mêlé à un liquide séreux qui faisait glisser sa paume sur la peau meurtrie. Peu à peu, le flot se tarit.
Tachine eut un spasme et vomit un flot de caillots noirâtres. Tecamac lui souleva la tête pour qu’elle ne s’étouffe pas, avant de lui essuyer doucement les lèvres du bout du doigt. Lorsqu’il baissa de nouveau les yeux vers elle, la plaie de sa poitrine était en train de se refermer. Ce n’était pas encore du derme cicatriciel, juste une membrane de lymphe séchée qui palpitait au rythme de sa respiration.
— Pas mal, commenta Érythrée au-dessus de lui. Mais maintenant, tu devrais la laisser… je veux dire : avant qu’elle ne t’arrache le cœur.
Tecamac vit alors que Tachine avait les yeux grands ouverts et que ceux-ci la foudroyaient. Ils ne s’apaisèrent que lorsqu’elle toussa et que la douleur la plia en deux.
— Ça va, cracha-t-elle (et elle crachait du sang). Laisse-moi respirer.
Il se releva brutalement et s’écarta de deux bons mètres.
— Merci, ajouta-t-elle en donnant l’impression de faire le plus grand sacrifice de son existence.
Érythrée attrapa Tecamac par le bras et l’entraîna hors de l’alcôve.
— Elle n’en a pas l’air, mais elle est sincère, tu sais ? expliqua-t-elle. Simplement, tu as dû lui faire un mal de chien et elle ne doit pas être persuadée que c’était indispensable. Raconte-moi, que s’est-il passé ?
Les survivants se regroupèrent sous le dôme de l’amphithéâtre. La pénombre était à peine trouée par des boursouflures lumineuses au ras de la scène. La lueur fuligineuse naissait de la chair même, le long du réseau des veines.
Tecamac avait permis à l’armure de le nettoyer et de le scanner. Une fine pellicule de carbex recouvrait son visage. Il se tenait un peu à l’écart, les yeux fixés sur l’opercule sombre de la voûte. Profitant de leur différence de taille, Érythrée était appuyée sur son épaule. Elle ne cherchait pas à faire croire que ses blessures la fatiguaient – elle était la seule Organique à ne pas avoir hérité de contusions supplémentaires depuis qu’ils avaient affronté les Voltigeurs –, elle prolongeait les moments qu’ils avaient partagés et elle en annonçait d’autres, sans fard. Elle rayonnait, et même Tecamac avait du mal à ne pas trouver cela indécent.
Tous ces morts, pensait-il. Mais il ne songeait qu’à Nadiane. Nadiane dont il n’avait connu que l’éphémère beauté et pour laquelle il n’avait été capable que d’un respect infini.
La main d’Érythrée glissa de son épaule et se laissa couler dans son dos, jusqu’à se poser sur sa taille. Elle ne le caressa pas vraiment, elle plaqua juste sa paume sur sa peau et crispa légèrement les doigts. Sur sa peau ! Lui qui possédait la seule armure qu’aucun Organique ne pouvait percer !
« Tecamac ! » subvocalisa-t-il, furieux et indigné.
J’ai cru bien faire.
« Arrête ça immédiatement et ne recommence jamais ! »
Le carbex ne se ressouda pas. Les doigts d’Érythrée continuaient à jouer sur sa peau. L’indignation et la fureur du Mécaniste se transformèrent en abattement. Il avait l’impression de découvrir ce que Chetelpec avait découvert et haï longtemps avant lui, ce que des millions de Mécanistes avaient subi et dont beaucoup avaient souffert. L’homme était l’otage de l’armure.
Nous sommes comme Érythrée et son embiote. Nous sommes des commensaux. Sauf que je suis plus intelligent que l’embiote, donc plus autonome. Mais je te rappelle que cette intelligence et cette indépendance n’ont été nourries que des tiennes. Tu penses à Nadiane, tu te souviens de Zezlu, néanmoins tu aimes bien cette fille. Et quand tu auras un peu moins peur d’elle, quand tu seras un peu moins terrorisé par sa détermination, tu en tomberas amoureux. Je ne fais qu’anticiper.
« Sans mon accord. »
C’est ce que j’ai toujours fait, mais m’as-tu jamais demandé le mien ?
La question tarit toute la colère de Tecamac. Elle n’avait besoin d’aucune réponse, elle portait en elle le germe de tant d’autres interrogations qu’il ne lui était pas davantage possible de la considérer que d’envisager ce qu’elle sous-tendait. Il profita de l’arrivée du Passeur des Morts pour se concentrer sur des problèmes moins personnels.
Turquoise n’attendait plus que Gadjio. Il débita d’un trait son insupportable vérité dès que le Passeur des Morts fut entré dans l’amphithéâtre.
La singularité a défroissé le Ban dans des proportions phénoménales. L’univers s’est littéralement déplié, déployé, démultiplié. Je ne sais comment vous l’expliquer en termes humains sans vous donner une fausse image de ce qui s’est réellement produit. J’ignore où nous sommes et j’ignore comment nous rendre ailleurs. Je perçois une infinité de mailles mais aucune que je connaisse. Je flaire une infinité d’alephs, mais je ne les localise pas et je ne distingue en eux l’écho d’aucun échange.
— Si tu en venais au fait ? l’interrompit Tachine.
Je dois tout réapprendre. Il me faudra longtemps pour m’accorder sur les fréquences d’un aleph, puis d’un autre, puis d’un autre encore. Et j’échangerai peut-être pendant l’éternité sans tomber sur une trame connue. Vous ne regagnerez jamais vos mondes et ceux-ci ne sont sûrement pas près de voir à nouveau leurs chemins se croiser.
Un silence assourdissant accueillit ses paroles. Quand elle en eut assez, Tachine le rompit d’un soupir fataliste :
— La dispersion en plus grand. Au moins, les Rameaux arrêteront de se déchirer.
— Les Mécanistes ont déjà construit un Zéro Plus, objecta Jdan, ils en fabriqueront d’autres. Bah… Tout de même, Girasol va me manquer ! (Il se tourna vers le Passeur, perdu dans ses pensées.) Et toi, Gadjio, qu’en penses-tu ?
Gadjio, appuyé contre une concrétion où stagnait un peu d’eau, haussa les épaules. L’éclat d’armure volée au Charon se vidait peu à peu de sa propre substance depuis la mort de celui-ci. Le Passeur des Morts se sentait incapable de recréer la personæ du vieillard. Autant essayer d’accoucher du fantôme de l’étoile disparue.
— Je suis inquiet pour Notre Mère, se recentra-t-il. Son Beffroi est dans un état épouvantable et Marine n’arrête pas de le solliciter.
Les hôtes de Turquoise n’entendirent pas l’échange qui s’ensuivit. Ni lui ni Notre Mère ne les estimaient en état d’assister à leurs querelles de Villes. Retranscrit en termes humains, toutefois, cela se résuma ainsi :
Pourquoi la laisses-tu faire ?
Je ne peux pas l’en empêcher.
As-tu essayé ?
En faisant quoi ?
En lui expliquant qu’elle t’épuise alors que ta vie s’enfuit par chacune de tes blessures.
Tu n’es pas en meilleur état que moi et tu ne te prives pas pour jouer du Beffroi dans toutes les fréquences. Marine ne fait jamais que la même chose.
Quelle même chose ?
Elle appelle au secours, que crois-tu ?
À l’échelle des Villes, la nanoseconde pendant laquelle Turquoise resta coi était la marque d’une stupéfaction colossale.
D’accord, cette petite est impressionnante, mais elle gaspille ton énergie alors que j’ai déjà essayé toutes les gammes en pure perte.
La différence. Turquoise, c’est qu’à elle, on lui répond.
Elles arrivèrent du fond de l’horizon en longues files chatoyantes. Des Villes, enfilées comme des perles d’améthyste sur une trajectoire d’approche qui allait bientôt couper la leur. En les observant, à travers le cristallin qui recouvrait le dôme, Gadjio fut frappé par la luminosité qui émanait de leur chair. Puis, au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient, planant avec grâce au-dessus du tissu moiré de l’espace, il prit conscience de leur taille gigantesque. À côté d’elles, même Noone aurait paru minuscule. Et c’était pour sa fille qu’elles venaient.
Elles envahirent le ciel, jaillissant comme si chaque point de l’espace était un aleph potentiel. Les aspérités de leur surface devinrent des dômes et des terrasses plissées incrustées de la poussière du vide ; les rides se transformèrent en ruelles qui enchevêtraient leurs itinéraires tridimensionnels au-dessus du dôme de Turquoise. De lourdes draperies, d’un rouge presque noir, pendaient du rebord des toits. Partout triomphait la chair. Des éclats de lumière couraient le long des hélices d’os, les dômes palpitaient, chaque couronne de filaments était agitée de tressaillements électriques. Les Beffrois turgescents pointaient vers Turquoise et Notre Mère, vibrant d’un million de messages qui se fondaient en un seul chœur et répétaient à l’envi :
Bienvenue.
Ce n’était pas encore un mot, juste une émotion animale. De Ville à Ville. L’expression d’une liesse collective qui courait de Beffroi en Beffroi et s’amplifiait à chaque tour.
Bienvenue.
De cette vague qui nettoyait Turquoise et Notre Mère de toutes leurs souffrances jaillissaient des gouttelettes d’hilarité. Marine éclaboussait les Villes de son plaisir d’offrir. Car c’était son cadeau de petite fille espiègle pour l’AnimalVille qui avait accueilli les Retrouvailles et pour celle qui l’avait recueillie en son sein. Alors Gadjio comprit pourquoi il lui était permis d’entendre la chorale des Beffrois : sa fille relayait.
Pour la première fois depuis longtemps, sa vue se brouilla de larmes de joie. Il était l’étoile qui s’était dissoute dans sa sœur boulimique et il était celle qui s’était effondrée jusqu’à contenir l’univers dans son poing. Comme elles, il lui suffisait de tendre une main et d’ouvrir l’autre. Bien avant de réincarner son premier mort, quand il étudiait encore la structure des personæ, il avait appris que les souvenirs étaient des artifices. Il découvrait enfin que la mémoire pouvait être une source d’inspiration.
Sur ses joues, les larmes se cristallisaient en sel. Ses yeux abandonnèrent le dôme derrière lequel dansaient les Villes et se posèrent sur ses mains. Un instant. Le temps d’évoquer Koriana et de décider que le Charon serait son dernier mort, qu’il l’unirait dans une seule personæ à cette Ville qui l’avait tant aimé. Puis il tourna son regard vers les vivants qui l’entouraient.
Tachine soutenait Jdan, dont l’orbite énucléée grouillait d’une vie qui agitait hideusement sa paupière, mais elle ne lui accordait pas plus d’attention qu’aux AnimauxVilles étrangers. Les sourcils à demi froncés, elle regardait sa fille qui enlaçait Tecamac avec un peu trop de tendresse à son goût. Elle savait que cet élan affectif était plus une provocation à son intention – ou à l’intention de tous les Artefacteurs – que la manifestation d’un penchant pour le Mécaniste. Même si Érythrée était réellement capable de tomber amoureuse du garçon, même si sa sensualité naturelle pouvait s’émoustiller de l’exotisme de l’armure. Elle comprenait aussi que son propre agacement – mais elle était plus inquiète qu’irritée – concernait moins l’attitude de sa fille que la sienne, viscérale et maternelle jusqu’à la déraison. Et probablement raciste. À se faire appeler « maman » sans pouvoir s’en indigner !
« Ainsi c’est toi qui as raison, Ryth. Nous ne méritons même pas le musée de Brumée. »
Elle s’apprêta à essuyer l’ironie de Turquoise, mais Turquoise n’avait plus d’oreille que pour ses semblables. La Ville était complètement immergée dans ses retrouvailles de Villes, elle se noyait dans l’animalité de ce Troupeau qui accueillait son retour comme celui de l’enfant prodigue… de l’arrière, arrière, arrière-petit-fils et de sa sœur malingre.
« Je suis inique, j’ai peur et j’ai envie de vomir. Ryth, s’il te plaît, dis-moi que rien de cela n’est arrivé ! Ou prouve-moi qu’il ne pouvait pas en être autre… Merde ! Je débloque complètement ! »
Elle s’adressa un rire moqueur que personne n’entendit. Ils avaient tous le nez dans les étoiles et ils écoutaient le chant des Villes par l’entremise de Marine. Elle recala l’aisselle de Jdan sur son épaule et leva la tête vers l’opercule translucide. Le ballet continuait. Elle espérait qu’un peu de son euphorie animale la contaminerait.
Sous ses doigts, la peau de Tecamac était douce et tiède, humide aussi, comme s’ils avaient fait l’amour pendant des heures dans la moiteur de l’été. Ils le feraient peut-être, un jour ; mais Érythrée n’était pas pressée de retrouver le goût des saisons et elle n’avait pas davantage celui de l’amour. Pas comme ça. Pas pour une toute petite vie d’homme et sûrement pas pour les plaisirs atrophiés que lui donnerait sa chair. Érythrée aimait en grand. L’humanité pour le contentement de l’esprit. Les AnimauxVilles pour celui du corps. Tecamac…
D’une certaine façon, le Mécaniste était comme Ereïev. Du moins, éprouvait-elle pour lui les mêmes sentiments qu’elle avait éprouvés pour l’Artefacteur, et c’était le plus dont elle se savait capable, mais cela ne les concernait pas. Elle donnait ce qu’elle savait donner. Avoir conscience que prendre lui était beaucoup plus facile ne la perturbait que vis-à-vis de Tachine.
Elle surprit le rire que celle-ci s’adressait à elle-même et n’eut aucune peine à en imaginer les raisons. Elle lui fit écho d’un sourire et reprit, en même temps qu’elle, sa contemplation du cristallin. Tendresse un peu brute et humour souvent ravageur, elles partageaient tant de choses.
Le tourbillon d’émotions dont le Troupeau gavait Notre Mère et Turquoise se ralentit imperceptiblement. Les Beffrois se syntonisaient. Quand ils ne furent plus qu’une seule voix, leur message de bienvenue se modula en idées puis en signifiants que Marine fit éclore en mots dans les pensées humaines.
En rouvrant la poche dans laquelle vos aïeux s’étaient emmaillotés, vous ne nous avez pas seulement rejoints dans un univers plus vaste. Vous avez déplié l’ensemble du Ban. Bien sûr, nous commencerons par vous apprendre à faire vibrer les mailles qui nous sont familières. Puis, tandis que vous échangerez d’aleph en aleph sur la trame dont nous avions nous aussi exploré les frontières, nous partirons à la découverte de ce que vous nous avez offert. Nous initierons une nouvelle Expansion. Et un jour nous atteindrons avec vous les limites de ce nouvel univers, mais nous saurons cette fois comment nous en libérer. Car nous pressentons que le fini est un mirage et l’infini une transcendance.
Les Beffrois se mirent alors à vibrer sur un rythme frénétique et les Villes entreprirent de se mitrailler de milliards d’informations par seconde. Marine dut abandonner la transcription du dialogue à mille voix dans lequel Turquoise et Notre Mère se lancèrent avec la même énergie que leurs semblables. Elle comprenait intimement ce que les AnimauxVilles échangeaient, parce qu’elle comprenait le Ban à travers l’acuité innée de Notre Mère, mais aucune passion en elle, aucun besoin vital, ne lui permettait de s’y intéresser. Elle doutait aussi qu’aucun langage humain pourrait un jour traduire ce qui le décrivait. Elle avait fait ce qu’elle estimait devoir faire, elle se retira de la conscience de la Ville albinos pour s’insinuer dans celles de ses semblables, elle qui ne leur ressemblait plus vraiment.
Tous les regards avaient abandonné le dôme. Tous se dévisageaient. Personne n’osait parler. Cela dura plus de temps qu’il ne fallut à chacun pour s’imprégner de ce qu’impliquaient les salutations des Villes. Alors Tecamac prit sur lui de poser la question que tous avaient au bord des lèvres. Il la posa en subvocalisant, comme Marine lui avait appris à le faire – peut-être même pour elle seule, et il la posa aussi à voix haute, pour dire qu’ici et maintenant il n’existait plus de différences.
— Que sont devenus nos mondes ?
Il pensait moins à Titlan qu’aux Symbiases. Ces Symbiases dans lesquelles vivait le vrai Joanelis à qui il devait raconter la mort de Nadiane.
Ne vous inquiétez pas pour eux, répondit une voix de Ville qu’ils ne connaissaient pas. Ils étaient trop loin de la singularité pour avoir subi la même dispersion que vous qui étiez dans son rayon d’influence. Une infime portion seulement de votre micro-univers a été redistribuée au hasard du Ban. Le reste est toujours là, probablement inchangé. Nous ne pouvons pas encore localiser le secteur d’où vous venez, mais nous disposons de suffisamment d’indices pour l’approcher en quelques échanges.
Chaque aleph a une saveur particulière. Turquoise et Notre Mère ont conservé le souvenir des parfums de votre univers. Nous humons déjà ceux qui sont étrangers au nôtre. Ce n’est qu’une question de temps.
— Combien de temps ? demanda Tachine avec méfiance.
Quelques semaines, avec de la chance. Quelques mois au plus.
— Nous ramènerez-vous lorsque vous aurez localisé la Voix lactée ?
Je m’en chargerai, intervint Turquoise. Le Troupeau m’y aidera. En fait, il n’a rien de plus pressé que d’aller planer dans vos cieux, se baigner dans vos mers, s’ancrer dans vos terres. Certaines Villes envisagent déjà de s’installer quelque temps sur vos mondes. D’autres ne resteront que le temps de se trouver une population avant de repartir vers des alephs inconnus.
— Une population ? Tu veux dire que… que cette histoire d’Expansion nous implique ?
Tachine se figea bouche ouverte et lança un regard inquiet vers Érythrée. Celle-ci hocha doucement la tête.
— Les Villes ne souhaitent pas mettre un terme à la Dispersion, Tadj. Ne t’inquiète pas. Elles nous proposent au contraire de la prolonger en la rebaptisant Expansion. Il ne s’agit pas de fonder un cinquième Rameau dont elles seraient partie intégrante et qui mêlerait des individus issus des quatre autres. Les Villes nous offrent simplement d’essaimer, ensemble, pour ceux qui le voudront.
— Turquoise ? voulut s’assurer Tachine.
Je crois qu’il faut l’entendre comme ça.
Le second regard de Tachine à sa fille fut lourd de détresse et d’impuissance. Puis elle ferma les yeux et les rouvrit, marqués de la plus sombre résignation. Elle n’avait aucun doute sur le choix que ferait Érythrée et encore moins sur celui qu’elle-même ne ferait pas. Appuyé sur elle, Jdan pencha la tête et lui glissa à l’oreille :
— Ne te fais pas de soucis, je vous accompagnerai.
Pour la première et la dernière fois de sa vie, elle le détesta. Ce qui ne l’empêcha pas d’intercepter le clin d’œil complice de sa fille et, en guise d’abdication, de le lui retourner quand la main d’Érythrée abandonna la taille du Mécaniste pour se poser dans le gant de carbex de celui-ci.
Bien sûr, l’armure ne manqua pas de dénuder la main que l’Organique avait saisie. Alors Tecamac fit comme Tachine : il se résigna. Plus que de l’assurance, il y avait une force en Érythrée qui balayait tout sur son passage. Il en avait eu peur, Tecamac le savait, et c’était encore le cas, mais ce n’était plus une peur personnelle. Dans son élan, avec le concours des Villes, Érythrée allait emporter l’humanité vers ce mode de configuration qu’elle pratiquait avec tant d’aisance et que lui appelait partage.
Il connaissait mal les autres Rameaux, du moins les gens qui les composaient, mais il se doutait que, pour beaucoup, l’Expansion serait bien plus qu’une alternative. Pour beaucoup, mais pas pour tous. Et que se passerait-il quand les essaims commenceraient eux-mêmes à essaimer ? Quand leurs descendants croiseraient le chemin des Rameaux ou se croiseraient entre eux ? Quand resurgiraient de vieux antagonismes ou que naîtraient des jalousies toutes neuves ?
Aucun univers n’était assez vaste pour l’humanité.
Vous apprendrez, sourirent les Villes.
Oh, mais vous aussi ! leur garantit Marine en éclatant de son rire d’éternelle enfant.